Sans amazon, un nouveau souffle !
En ce jour de black friday, très peu de commandes à la librairie... Je me prends à rêver que nos clientes et clients participent au "buy nothing day" ou alors que ces personnes sont occupées à "faire l'amour et pas les magasins"...
En tout cas, même si elles sont plutôt en train de faire leurs emplettes à prix cassés dans les grosses enseignes, moi, ça me laisse du temps pour écrire...
N'étant plus en lien avec amazon, ne regardant pas la télé et ayant filtré et désactivé les pub sur les ordinateurs, j'échappe cette année aux appels à casser mes prix et aux injonctions à consommer comme une dingue de cette pathétique fête commerciale.
De fait, j'ai un peu moins l'impression d'être une mouette engluée dans la marée noire de l'hyper-consommation et ce vendredi délirant est un peu moins noir que les années précédentes.
Quoiqu'il en soit, ce n'est pas seulement aujourd'hui, mais chaque jour que j'apprécie d'avoir quitté amazon.
J'ai définitivement fermé ma boutique marketplace au printemps dernier. L'article que j'avais publié à cette occasion avait suscité pas mal de réactions et de questions, 8 mois plus tard je vous livre un retour d'expérience sur cette "libération".
Ce départ était préparé depuis un long moment déjà, mais j'ai quitté le navire sur un coup de colère qui m'a obligée à être inventive pour trouver un plan B permettant de continuer à faire bouillir la marmite. Trop heureuse de revenir à une vie "normale" et éthiquement acceptable, j'ai retroussé mes manches...
J'ai ouvert de nouvelles boutiques sur d'autres sites dont nous avons évalué auparavant la compatibilité avec nos valeurs. Parmi elles, Les libraires et Biblio.com. En parallèle j'ai travaillé à développer une activité de vente directe en contactant les clients, en effectuant des recherches, en diffusant des catalogues aux collectionneurs, bibliothèques, musées, en prenant le temps de communiquer et de dialoguer pour faire connaître mon travail, faire connaître le site livre-rare-book qui est le seul à ne pas prélever de commission sur les ventes (et où mes prix sont 10% moins cher qu'ailleurs), de discuter avec des lecteurs et lectrices, tant de choses que je négligeais car trop occupée par une gestion technique et numérique inhérente à l'appartenance à cette marketplace : Le suivi des fusions aberrantes de nos offres avec des offres quasi "similaires" (similaires pour le géant, mais pas pour les lecteurs), des exports devenus impossibles, des discussions avec le redoutable SAV, l'impossible suivi des échanges avec toujours de nouveaux interlocuteurs, la négociation pour la suppression des commentaires et demandes de retour abusives - par exemple des clients qui demandent à retourner un livre au bout de 40 jours parce qu'ils l'ont enfin terminé et qu'il n'est pas très bien (!)- la crainte d'être mal notée ou menacée à la moindre erreur ou au moindre retard... Tous ces éléments qui me garantissaient une prise de tête quotidienne.
Ce travail me nourrissait, certes, mais ne m'épanouissait pas. Je pense qu'en 12 ans sur amazon, je peux compter sur les doigts d'une main les échanges enrichissants, amusants, étonnants, plaisants avec les lecteurs (tout ce qui fait pourtant le plaisir de notre métier) et ce malgré l'invitation à échanger glissé à chaque client dans son colis. Aujourd'hui, j'ai retrouvé ce bonheur du lien humain, cette convivialité nécessaire à mon bien vivre et l'essence même de mon métier de libraire. Je suis stupéfaite de m'être endormie si longtemps, les pieds au chaud dans les virtuelles charentaises du monde amazonique. Le mirage de la commodité est réellement puissant... J'ai comme la sensation d'avoir nié mon propre libre-arbitre et quand je lis les propos d'un libraire qui affirme que "sans amazon, il n'existerait plus", je suis perplexe. Moi, avec amazon, je n'existais bel et bien plus en tant que libraire...
Concernant mon activité, malgré tous mes efforts pour développer la vente directe, la moitié de mes revenus proviennent encore des ventes sur Abebooks, plateforme qui appartient à amazon. Pour tenter de quitter le monde de Jeff sans risquer de crever la faim, je viens d'ouvrir une boutique eBay, une autre "grosse machine" dont l'éthique est peut-être également discutable à bien des égards, mais qui, il me semble, pourrait difficilement être aussi nocive...
Si mon temps de travail a bel et bien été libéré de la contrainte amazon, mon esprit, lui, est encore occupé par le projet de société de cette mégamachine car, ironie du sort, à la fin du confinement N°1, nous apprenions par la presse qu'un entrepôt logistique géant de 7 ha (alibaba, amazon ou qui d'autre ?) allait s'implanter sur une zone humide de notre commune, siège du parc naturel des Landes de Gascogne. (Site de la coordination contre le projet - article de Rue 89)
Dans le village, comme sur la toile, les débats sur ce choix de société vont bon train et deux camps s'affrontent, sans que, semble-t-il, un débat constructif ne soit possible. D'un côté les partisan·es de la modernité, de la rapidité, de la commodité, de l'emploi à tout prix et, de l'autre, celles et ceux qui rêvent d'un monde d'après qui prenne en considération les enjeux écologiques et qui sont souvent assimilés, par les premiers, à des intégristes.
Beaucoup de discours n'envisagent aucune alternative entre l'hyper-consommation et une vie moyenâgeuse, comme si lorsque l'on est contre l'expansion de ce monde, on devait forcément chausser des sabots de bois et enfourcher un cheval pour aller faire ses courses au marché, comme si l'on avait seulement le choix entre une vie d'Amish ou le monde de Bezos.
Je suis persuadée qu'il est possible de conserver des avantages de la modernité sans s'engouffrer les yeux fermés dans un modèle destructeur qui mène l'humanité à sa perte. Les discussions sur le sujet sont loin d'être terminées, j'espère qu'il en naîtra quelque chose...
Nous n'avons de visibilité que sur l'avis des personnes qui s'expriment, ce sont souvent les plus radicales, surtout par l'intermédiaire des réseaux sociaux et j'ose espérer que parmi les personnes qui ne se prononcent pas, bon nombre réfléchissent en profondeur à l'impact de leur mode de consommation sur la préservation du vivant. Les discussions avec mes client·es me donnent une lueur d'espoir, plusieurs d'entre eux ont récemment quitté amazon suite au battage médiatique sur le sujet... Je sais aussi que des collègues sont en pleine réflexion sur le sujet, mais la lueur d'espoir pâlit quand j'entends la progression du chiffre d'affaires du père Bezos pendant le confinement...
Je lis avec intérêt les commentaires des personnes qui défendent ce modèle, qui y trouvent leur compte et nous considèrent comme des dinosaures essayant de combattre la glaciation ou encore des moines copistes essayant de lutter contre Gutenberg... Peut-être essayons-nous de nous défendre contre l'inéluctable, en effet, mais je ne pense pas que ce soit par attachement à un vieux monde, ni par défense d'un petit intérêt professionnel. Gutenberg se distingue en ceci de Jeff Bezos que sa "petite" invention ne mettait pas en péril la survie de l'espèce...
Il est probable qu'il ne soit pas pour tout de suite le monde d'après dont nous rêvons, j'espère simplement, par ce témoignage, encourager celles et ceux qui se sont laissé·es embarquer dans ce monde un peu contre leur gré, à faire le petit pas de côté qui mettra fin à leur collaboration et leur apporter la joie d'une liberté retrouvée...